Dhafer Youssef Quartet - Odd Poetry
Né il y a mille cinq cents ans, il a traversé les âges et fait résonner sa gamme infinie sur tous les continents. Le soliste tunisien Anouar Brahem conte son histoire.
Son nom vient de l'arabe al'ud (le bois) et s'est progressivement transformé en oud, laúd, liuto et luth. Cet instrument, né en Perse en 500 après Jésus-Christ, a traversé les continents, rayonnant dans les émirats arabo-andalous, les palais impériaux d'Asie, les cours d'Italie et de France. Mais, au XVIIIe siècle, remplacé par des instruments au son plus puissant, l'oud perd sa suprématie et tombe dans l'oubli.
Depuis quelques années, il resurgit et suscite l'engouement de musiciens de tous styles et de tous pays. On le trouve dans le rock et la chanson (chez Sting, Peter Gabriel, Jean-Jacques Goldman, Serge Teyssot-Gay, de Noir Désir, ou Robert Plant, ex-Led Zeppelin), le raï (Cheb Khaled) et la musique cubaine. Ses cordes résonnent sous les doigts des maîtres du flamenco (Paco de Lucia), de la virtuose chinoise Wu Man ou sous la baguette de Jordi Savall et de Christoph Eschenbach. Et à Bahia, où les conquistadors créèrent le cavaquinho, dit le "luth de la samba".
Le Tunisien Anouar Brahem est sans doute la figure la plus emblématique de ce retour à l'âge d'or de l'oud. Ce maestro de 44 ans, issu de la musique savante islamique et occidentale, a non seulement élevé l'oud au rang de soliste dans le monde arabe, où il était relégué à l'accompagnement du chant, mais il en a aussi exploré, en ethnologue, ses parcours. Le Voyage de Sahar, son nouveau disque en trio (oud, piano, accordéon), est un magnifique hommage, en des sonorités jazz, aux musiques qui ont fait vibrer cet instrument et dont Brahem raconte le périple.
"Avec ses quatre cordes doublées, jouées à l'aide d'une plume d'aigle, l'oud inspira le calife Haroun el-Rachid, qui, au IXe siècle, en fit l'instrument roi du monde musulman. Le chroniqueur Al-Isfahani raconte, dans son Livre des chants, que, dans tous les palais de Bagdad, on pouvait voir les musiciens d'oud accompagner des poèmes chantés. De l'osmose entre l'oud et la poésie sont nés les rythmes vertigineux de la musique arabe: cet instrument imitait au quart de soupir près la métrique des vers chantés. Sur ses cordes, le musicien-philosophe Al-Farabi avait théorisé la pratique des modes: plus de 300 gammes ayant le pouvoir de provoquer, chez l'auditeur, des accès de rire, des larmes, des soupirs ou des états de méditation. Dix siècles plus tard, Cheb Khaled reproduit les mêmes effets. L'oud a souvent accompagné le raï et Khaled, qui en joue depuis l'enfance, a toujours été fasciné par la légende de Zyriab. Ce grand musicien de la cour de Bagdad, chassé par son maître, jaloux de sa dextérité, partit en Andalousie. C'est ainsi que l'oud, en passant par le détroit de Gibraltar, pénétra à Cordoue."
"Zyriab fonde en Espagne une école d'oud et enrichit sa sonorité en y ajoutant une cinquième corde. L'Andalousie devient la nouvelle capitale de la musique arabe. Mais, à la chute de Grenade, en 1492, l'oud est banni des cours des rois catholiques. Les luthiers trouvent alors un stratagème pour faire vivre l'instrument: ils modifient l'une de ses courbes et le baptisent ?vihuela? ou guitare espagnole. Cette dernière est à l'origine du flamenco, né du syncrétisme entre la musique des Arabes et des Espagnols, mais aussi des Gitans, qui, de l'Inde, arrivent en Andalousie en 1438. On voit encore aujourd'hui, à Madrid, des Gitans jouer du flamenco sur le laúd, instrument qui se situe entre la guitare et l'oud. Le grand Paco de Lucia et le virtuose Luis Delgado l'utilisent souvent, car, dans le chant flamenco, le cante jondo, il reste des traces de cette infinité de tons existant entre les notes que l'oud met en évidence, mais que la guitare ne peut pas reproduire."
"De la Perse l'oud arrive en Asie en suivant la route de la soie. En 700 après Jésus-Christ, on retrouve, en Chine et au Japon, deux luths identiques à l'oud. Ces instruments - la pipa et le biwa - joués dans les palais, accompagnent les chants des épopées. Par leurs glissandos et leurs coups d'archet, les musiciens restituent l'écho des batailles: on entend les flèches qui frappent, les gémissements des blessés, les sabres qui s'entrechoquent. Toujours pratiqués aujourd'hui par des musiciens fidèles à la tradition, ces instruments intéressent aussi les artistes, qui renouvellent leur répertoire. C'est le cas de Wu Man, virtuose chinoise de pipa, qui se produit au Metropolitan Opera, à New York, comme à l'Opéra Bastille, dirigée par Christoph Eschenbach - elle a électrifié l'instrument. Ou celui du compositeur japonais Masahiko Satoh, qui a confronté le biwa aux improvisations du jazz."
"L'oud fut introduit en France, pendant les croisades, grâce aux troubadours. La Chanson de Roland, au XIe siècle, aurait même été jouée sur un luth arabe par des trouvères. Dès 1200, il est introduit en Italie: une peinture du XIIIe siècle dans la chapelle Palatine de Palerme représente des anges jouant de l'oud. Au Moyen Age, il devient le symbole de l'innovation musicale occidentale et donne naissance à la polyphonie instrumentale. Au cours de la Renaissance et de l'âge baroque, chaque souverain a ses luthistes attitrés: Francesco Canova, en Italie, et Ennemond Gaultier, en France. Ce dernier va l'enseigner à toute la cour, deMarie de Médicis à Richelieu. Apprendre à ?toucher? le luth fait désormais partie de l'éducation de la noblesse, de la riche bourgeoisie, des poètes et des peintres. Ronsard et le Caravage, tous deux luthistes, lui consacrent leurs vers ou leurs coups de pinceau. Evincé par le téorbe et le clavecin, l'oud réapparaît aujourd'hui en France sous la baguette de Jordi Savall, qui le considère comme l'instrument porteur de paix. Il est joué aussi par Serge Teyssot-Gay, qui reste subjugué par son jeu très émotionnel, associant rigueur et liberté."